TikTok, le plus addictif des réseaux

Nous vous proposons cette excellente contribution de La Croix

Une altercation étonnante a eu lieu au ministère de l’économie le 7 février. Elle a opposé Éric Garandeau, directeur des affaires publiques de TikTok France et… Alexandra, une lycéenne en colère. « Il faut vraiment arrêter de faire des contenus aussi addictifs ! », s’est-elle écriée au micro, avant d’être longuement applaudie par la centaine de jeunes participants, dont une trentaine de Scouts et Guides de France. Cette rencontre entre des adolescents et des représentants français des géants du numérique (Google, Meta, Twitter, etc.) avait été organisée à l’occasion du lancement de la Journée mondiale pour « un Internet sans crainte », promue par la Commission européenne.

« Je demande parfois à mes parents de confisquer mon téléphone »

« Les vidéos, c’est vous qui les faites collectivement ; donc faites des vidéos moins efficaces ! », a répliqué Éric Garandeau, sourire aux lèvres. « Plus sérieusement », a-t-il rappelé, chaque utilisateur peut paramétrer l’application « à froid, le matin », afin qu’une alerte se déclenche au bout d’une durée d’utilisation déterminée en amont. « On fait vraiment le maximum pour que vous ne passiez pas trop de temps sur l’application », a-t-il conclu.

La quasi-totalité des jeunes présents ce soir-là sont abonnés à TikTok, incontournable plateforme de partage de vidéos ultracourtes. « Je me suis déjà mis en retard en cours parce que j’étais trop occupé à scroller (faire défiler les contenus, NDLR), avoue Baptiste, 15 ans, féru des sketchs survitaminés qui pullulent sur ce réseau social. J’en arrive parfois à un point où je demande à mes parents de confisquer mon téléphone pour pouvoir décrocher. »

Drogue numérique

Une autre participante, en seconde, compare sa « fierté » d’avoir désinstallé TikTok à la victoire d’un sevrage tabagique. De fait, plusieurs chercheurs qualifient ce réseau social développé en 2016 par le groupe chinois ByteDance de « drogue numérique ». Le rythme trépidant des vidéos favorise la sécrétion de dopamine, qui génère une sensation de plaisir et un abandon hypnotique. Derrière s’enchaînent les troubles du sommeil et de la mémoire, tandis que la concentration se réduit comme peau de chagrin. « Il m’arrive de regarder des vidéos sur YouTube, mais comme elles sont longues, je joue à un jeu vidéo en même temps », raconte Baptiste.

Le 8 février, au lendemain de cette rencontre à Bercy, le Sénat validait la création d’une commission d’enquête sur ce réseau social au fonctionnement qualifié d’« opaque ». À l’initiative de Claude Malhuret (président du groupe Les Indépendants), 19 sénateurs de tout bord politique auront six mois, à compter du 1er mars, pour « faire toute la lumière » sur certaines des accusations qui le visent.

En particulier l’exploitation des données personnelles et une éventuelle « stratégie tendant à porter atteinte aux utilisateurs étrangers de TikTok ». Certains voient en effet dans ce réseau social fréquenté chaque mois par 1 milliard de personnes – dont la moitié des Français de 8 à 11 ans (1) – l’instrument de Pékin pour abêtir la jeunesse occidentale.

L’algorithme de TikTok, clé de son succès

« C’est un fait, Douyin (la version chinoise de TikTok, NDLR) limite sa durée d’utilisation à quarante minutes pour les moins de 14 ans et pousse davantage de contenu pédagogique que TikTok, axé sur le divertissement, explique Océane Herrero, journaliste et autrice d’un livre sur le sujet (2). Mais il paraît très difficile de prouver une intention de Pékin d’exposer davantage les non-Chinois à un contenu nocif. »

L’État chinois détient des parts chez ByteDance – l’entreprise mère de TikTok et de Douyin – et plusieurs membres du gouvernement siègent au conseil d’administration. Mais seuls les dirigeants français du réseau social seront obligés de répondre aux demandes d’audition de la commission d’enquête du Sénat.

Si le sénateur Claude Malhuret entend bien « dévoiler un certain nombre de zones d’ombre », il ne se fait « pas d’illusions » concernant la mise au jour du secret le mieux gardé de TikTok : son algorithme de recommandation. Comme pour tout réseau social, celui-ci vise à identifier ce qui, chez chaque utilisateur, générera le plus fort désir compulsif de rester derrière l’écran.

Celui de TikTok est particulièrement précis et constitue même « la principale explication du succès hors norme de la plateforme », selon l’ingénieur Arthur Grimonpont (3). « L’humanité regarde chaque jour l’équivalent de plus de cent mille ans de vidéos sur TikTok, et 95 % d’entre elles sont recommandées par algorithme », explique-t-il.

En France, les deux tiers des utilisateurs ont plus de 25 ans

Le contenu que l’on vous propose n’est donc pas tant celui que vos « amis » virtuels ont posté que celui qui captera votre attention avec une certitude mathématique. Pour cela, nul besoin de renseigner l’algorithme sur vos passions : le temps passé sur chaque vidéo et les éventuels revisionnages lui suffisent à cerner votre profil après seulement quelques minutes de connexion.

« On peut voir TikTok comme une ville avec différents quartiers, explique Rahaf Harfoush, anthropologue numérique et membre du Conseil national du numérique. Au début, on traverse le quartier des jeunes qui dansent sur de la musique, puis, en s’enfonçant dans la ville, on découvre des territoires insoupçonnés. » Il y a ceux du cinéma, de la poésie ou du rock indépendant, et même des « quartiers » sur mesure, au croisement de vos passions (le cheval et la mer, par exemple).

Mais on trouve aussi sur cette application pléthore de secteurs moins riants, comme ceux du masculinisme ou des troubles alimentaires. « Comme sur toutes les plateformes, les contenus nocifs sont les plus viraux, précise Rahaf Harfoush. Et une fois que l’algorithme vous a envoyé dans un quartier, il est très difficile d’en sortir. »

En sept ans d’existence, TikTok a déjà changé. Les deux tiers de ses utilisateurs français ont désormais plus de 25 ans, selon l’institut Kantar. Plus matures, les contenus sont aussi plus politiques. Or en se fondant sur des sujets d’actualité comme la guerre en Ukraine ou les fusillades aux États-Unis, la start-up NewsGuard a estimé, en septembre 2022, que 20 % des vidéos contenaient de fausses informations.

Pour ce qui est du Xinjiang, la province chinoise dont sont issus les Ouïghours, moins d’un dixième des contenus circulant sur TikTok sont défavorables à la politique de Pékin, selon un rapport de 2020 de l’Institut australien de stratégie politique (ASPI).

Certains observateurs, à l’instar d’Arthur Grimonpont, n’hésitent pas à qualifier TikTok d’« instrument de propagande ». Mais cette influence sur l’opinion publique, la commission d’enquête du Sénat aura peut-être du mal à la démontrer. En effet, explique cet ingénieur, la censure est plus « insidieuse » sur un réseau social que dans un média traditionnel, puisqu’il n’est pas nécessaire de faire disparaître tel ou tel type de contenu : « Il suffit d’en moduler la visibilité. »

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Le réseau social dans le collimateur des régulateurs

Le 12 janvier, la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a annoncé avoir prononcé une amende de 5 millions d’euros à l’encontre de TikTok. En cause, divers manquements autour du consentement des internautes sur le dépôt de cookies publicitaires.

En 2021, la Cnil avait lancé deux autres enquêtes sur le transfert des données d’utilisateurs européens vers la Chine ainsi que sur le traitement des données personnelles des utilisateurs mineurs. Ces dossiers ont été transférés à l’équivalent irlandais du régulateur français, dont les investigations devraient aboutir en 2023.

En novembre 2022, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, ex-CSA) a publié un rapport épinglant l’opacité de TikTok. Avec Yahoo, ce réseau social se démarque « particulièrement par l’absence d’informations tangibles » fournies au régulateur.

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