Nous vous proposons cette excellente contribution de Slate.fr
Ce réseau est une société à part entière avec ses classes sociales et ses mythes, ses héros partis de rien et qui se sont «faits par eux-mêmes».
Qu’est-ce que TikTok nous dit de l’époque? En quoi le succès de cette application qui a connu une explosion de ses téléchargements à la faveur de la pandémie du Covid mérite mieux que l’attention plus ou moins condescendante qu’on réserve à ses chorégraphies d’ados en mal de célébrité médiatique?
En 2020, TikTok est devenue l’application la plus téléchargée au monde, une pandémie dans la pandémie, s’imposant devant les géants de la Silicon Valley (Facebook, WhatsApp, Instagram et Messenger). L’application compte aujourd’hui plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde, et près de 20 millions en France selon Médiamétrie, principalement parmi les jeunes. Que lui vaut ce succès?
«La magie TikTok»
À l’occasion du confinement, TikTok proposait une forme d’évasion en trompe-l’œil, une niche numérique où tromper l’ennui en échangeant des vidéos où des ados dansent, chantent, imitent d’autres ados qui leur ressemblent comme deux gouttes d’eau. TikTok est une sorte de web-télé-réalité qui n’a pas d’autre ambition que d’occuper un temps vidé de toute expérience réelle en participant à des trends (tendances) et des challenges (défis).
«Dans ce moment numérique vibrionnant, écrit Océane Herrero dans Le Système TikTok, une enquête qui vient de paraître aux éditions du Rocher, les utilisateurs confinés partagent leurs coupes de cheveux ratées, puisqu’ils se les sont faites eux-mêmes au-dessus de leur évier. Tout le monde boit du “café fouetté” à base de granules instantanés dont la recette est devenue tendance. On explore l’esthétique du “cottagecore”, avec des vidéos qui mettent en scène de petites maisons à la campagne et des nappes plissées, un quotidien suranné́, mais qui donne l’image d’un temps innocent, libre et lointain.»
TikTok se distingue des autres réseaux sociaux par la diffusion de vidéos courtes qui ont supplanté les messages écrits et les images fixes. On peut encore lire dans ce livre que «TikTok sait ce que vous likez, ce que vous partagez, détaille un ancien salarié, et construit à partir de ces données une persona numérique» qui sera rattachée à un bassin d’audiences. L’algorithme se base moins sur l’identité numérique des usagers que sur les caractéristiques vidéographiques de leurs pratiques sur TikTok: légende, hashtags, musique, langue parlée, temps de visionnage, etc. Ce n’est déjà plus un réseau social, ce n’est pas non plus une plateforme de vidéos «à la demande» puisque l’algorithme se passe de la demande, c’est une application qui comble les désirs des utilisateurs en anticipant leur choix. C’est «la magie TikTok», comme le décrit l’entreprise.
«On ne peut que mesurer aujourd’hui, écrit Océane Herrero, la manière dont la plateforme influence notre manière de faire communauté et notre culture. Désormais, on croise dans les librairies des livres promus comme les “phénomènes TikTok” à ne pas rater. Même chose dans les magasins de cosmétiques et sur Amazon. TikTok est devenue le lieu de la viralité, le lieu de la production des tendances. Les mèmes viennent de TikTok. Les chansons du moment viennent de TikTok. La culture web s’est hyperconcentrée sur cette plateforme.»
Fusion de la télé-réalité avec les réseaux sociaux
Les utilisateurs de TikTok ne sont plus seulement des ados surexcités et virevoltants, TikTok concerne tout le monde. Océane Herrero constate qu’il n’y a pas une sphère de la société qui ne soit épargnée par l’effet TikTok: «Les poissonniers sont sur TikTok; les dermatologues, les fans de karting, les prisonniers, les amatrices de maquillage et, évidemment, les danseurs, qui ont été parmi les premiers à s’emparer de la plateforme et ont largement contribué à sa notoriété. Dans le cadre restreint de leur écran vertical, les nouveaux utilisateurs de TikTok ont appris à partager leurs talents et leurs émotions, des tranches de vie de quelques secondes, parfois absurdes, parfois stupides, parfois profondément personnelles.»
Sa fonction principale vise à favoriser la création de contenus viraux; vidéos courtes, scénettes humoristiques, chorégraphies informelles, improvisations qui ont pour point commun l’autodérision, l’exhibition, une mise en scène de soi dont le but affiché est de capter l’attention et de faire du chiffre. TikTok est un agrégateur d’attention, il permet d’accumuler le bien le plus précieux pour ses abonnés: la popularité.
Facebook et Instagram personnalisent leurs fils d’actualité en utilisant les traces que nous laissons sur le web. Les réseaux sociaux sont une chambre d’écho de nos désirs les plus contradictoires, ils sont sur nos traces par la magie du deep learning et du feedback loop. TikTok va plus loin. Il inspire des comportements, modèle des attitudes et des habitus. Il conduit les conduites. Il faudrait parler d’un «régime» plutôt que d’une application, régime de vision et de véridiction. Il ne relie pas des individus entre eux, il structure des communautés. Il relève de la fusion de la télé-réalité avec les réseaux sociaux. «L’algorithme de TikTok, c’est à la fois ton ex jaloux et ton père autoritaire», résume une utilisatrice interviewée par Océane Herrero. «Facebook et Instagram connaissent notre vie extérieure; TikTok, notre vie intérieure.»
Pour paraphraser ce que dit Marx de la marchandise, TikTok «paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Alors que c’est une chose très complexe pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques.»
Un monde en soi
TikTok crée l’espace mondial dans lequel chacun est invité à «se produire» au double sens d’une performance et d’une production de soi. Les utilisateurs n’y inventent pas seulement des chorés, ils créent un rapport social mondial médiatisé non plus par des images comme dans la société du spectacle traditionnelle, mais par des flux de vidéos qui se transmettent comme des virus. Son énergétique n’est plus seulement l’imitation de modèles, mais la contagion virale des looks. On assiste à une nouvelle forme de scénarisation de la vie, où toute situation se donne à lire sous la forme d’un divertissement et où toute vidéo peut devenir un mème, une blague. La danse et la musique y jouent le rôle d’un langage universel.
TikTok crée sa propre hiérarchie sociale selon ses propres critères, une société à part entière avec ses habitus, ses valeurs, ses lois, ses idéaux types. Ses maîtres mots sont l’authenticité et la spontanéité, mais TikTok favorise aussi leur contraire: le calcul, la ruse, la duplicité. Il repose sur l’influence acquise et la transgression revendiquée. C’est un monde en soi qui a ses propres codes impénétrables aux autres quidams.
Le royaume de l’influence a même sa contre-société, ses «alter» qui refusent de rentrer dans le jeu des trends et ses dissidents, les «désinflenceurs», qui font de l’influence à l’envers en jetant le discrédit sur tel ou tel produit cher et surcoté. TikTok n’est pas un simple miroir de la vie réelle; il configure un univers social indépendant, crée sa propre langue, définit ses critères d’appartenance, impose la loi du marché de la célébrité. Il a son propre ascenseur social, il ne s’appuie pas seulement sur les consommateurs, il crée des créateurs –les influenceurs qui sont les capitaines d’industrie de l’économie de l’attention.
Il y a un peuple TikTok qui transcende les frontières géographiques, linguistiques, les histoires nationales, et qui partage la quête absolue de la popularité. Le classement des meilleurs TikTokeurs ne repose pas sur un profil particulier, un quelconque talent, ni même sur l’originalité des contenus, mais sur la capacité à capter l’attention par le surgissement du bizarre et de l’incongru, l’exhibition de l’intime et de l’inavoué.
Le succès sur TikTok ne repose sur aucune hiérarchie qui lui serait extérieure: ni la classe sociale, ni le diplôme, ni même l’origine ethnique ou religieuse. La seule loi de ce TikTokapitalisme, c’est l’accumulation d’un capital d’abonnés dans lequel le crédit est adossé non plus à une monnaie de réserve, mais à un stock d’attention.
«Créer une communauté d’influenceurs est très similaire à la création, à partir de rien, d’un nouveau pays», a dit Alex Zhu, l’ex-président de TikTok. «Au commencement de ce nouveau pays, il faut construire une économie très centralisée. Cela veut dire que la distribution de la richesse doit se concentrer au sein d’un petit pourcentage de sa population. Il faut s’assurer qu’ils construisent avec succès une audience, et une fortune. Cela fait d’eux des role models. Et cela crée efficacement un american dream.»