Nous vous proposons cette excellente contribution de Slate.fr
Pour une raison que j’ignore, j’ai une page Facebook. J’en suis le premier étonné. Probablement l’ai-je créée un jour où pris dans les rets d’un désespoir féroce, je décidai de rompre mon isolement mental. J’accomplis donc ce que la société attendait de chacun, la création d’une page dédiée à sa propre gloire. Après tant d’années vouées à cultiver un individualisme forcené, j’accédais enfin à la normalité –j’étais de mon temps.
La suite fut moins enchanteresse. Ne goûtant guère à cet exercice de confier à la terre entière le menu de mon petit déjeuner ou d’accumuler les selfies de ma calvitie triomphante voire de détailler le récit de mes frasques amoureuses, je n’alimentai guère ma page sinon les jours où je publiais une de ces chroniques qui ont fait ma réputation, entre nombriliste enjuivé et emmerdeur de l’inutile. Je m’en servais comme d’un attaché de presse, d’un outil de propagande à mon génie, hélas, si peu reconnu. La sortie d’un de mes romans était aussi l’occasion de rappeler à mes followers que ma plume ne me servait pas uniquement à critiquer tout ce qui bouge, il lui arrivait parfois de côtoyer les sommets de l’inspiration créatrice –la blague!
Grâce à quoi, j’eus le droit à quelques louanges bien vite égarées sous un flux d’insultes en tout genre. On me traita de mélenchoniste, de macroniste, de misanthrope antizemmourien; on me subodora être à la solde de lobbies peu vertueux, par exemple celui des implants et autres vendeurs de perruques; on s’attaqua à mon physique; on s’en prit à mon chat; on vilipenda ma compagne; on dénigra mes voisins, on trouva à redire à tout ce que j’écrivais. Un traitement de faveur qui me permit de rassembler sous mon effigie une dizaine de milliers d’adhérents prêts à tout pour défendre ma cause.
Ceci se passait avant que Facebook, alerté sur la nocivité de ma page –je corrompais la vieillesse paraît-il–, se décidât à changer son algorithme. Du jour au lendemain ou presque, je perdis l’essentiel de mon bataillon. La parution de mes chroniques se déroulait dans l’indifférence la plus générale. Plus personne ne réagissait ou ne commentait et mon audience suivait la trajectoire du Titanic après sa rencontre inopportune avec un iceberg: elle coulait à pic. Parfois une âme charitable laissait comme seul commentaire le cryptogramme d’un cœur qui m’apparaissait alors comme le symbole de mes illusions perdues, un cœur solitaire abandonné de tous.
L’algorithme m’avait tué: j’avais disparu de la timeline de mes admirateurs.
Je criai au complot. Nous tenions là une nouvelle affaire Dreyfus. Il était bien évident que ma condition de juif revendiquée haut et fort en haut de ma page d’accueil –Un Juif en cavale, ainsi me dénommais-je– scandalisait au point où de l’Académie des beaux-arts à l’Organisation des Nations unies en passant par l’Action française, on avait réclamé ma tête. Un chauve passe encore mais un juif! Ainsi en l’espace d’une nuit, un ingénieur versé dans la haine de l’israélite avait modifié l’algorithme, le rendant incompatible avec l’expression de ma judéité. Car, de toute évidence, le nouvel algorithme pratiquait un antisémitisme de haut vol. Il nous demandait à nous autres juifs éclairés de nous comporter comme le plus vulgaire des quidams, de raconter sa vie en long et en large, de cesser de penser ou pire, de donner à penser pour mieux se perdre en palabres et autres imbécillités.
Car oui, il faut le savoir, Facebook a déclaré la guerre à l’intelligence, à la culture, à tout ce qui élève le genre humain. Foin des articles, place aux photos de plage avec le chat sous le parasol! Point de réflexions savantes mais des reportages sur ses vacances à Marrakech. Plus d’états d’âme emberlificotés d’ambition métaphysique mais de l’accessible, du commun, du passe-partout. De l’interaction. Du dialogue. De l’échange. Du bla-bla à tous les étages.
Que pouvais-je faire si ce n’est m’incliner, rejoindre la masse bêlante des utilisateurs de Facebook pour qui ce réseau social ressemble à une nouvelle catéchèse, une confession à ciel ouvert où chacun peut se raconter comme s’il se trouvait sur le divan de son psychanalyste. Ainsi, un beau matin, afin de me conformer aux nouvelles exigences de Monseigneur l’algorithme, j’annonçai sur ma page que je cherchais à savoir si laisser poireauter un chat sous un parasol constituait un danger pour sa pilosité. Dans la minute ou presque, j’obtins un déluge de réponses. Comme un seul homme, par la seule grâce de l’algorithme, mes lecteurs étaient de retour.
On me demanda où j’étais passé. On m’avait cru mort ou déporté. Perdu pour la vie. Exilé à Bakhmout. Enrôlé dans l’armée tchadienne. Converti au bouddhisme. Parti sur Twitter. Viré de Slate. Suicidé sur le pont de l’Alma. Certains se réjouirent, d’autres pleurèrent. Une me demanda en mariage. Un autre voulut me laisser toute sa fortune. On me demanda le nom de mon chat. Son âge. Son régime alimentaire. Son espérance de vie. Sur ordre de l’algorithme, je répondis à tous les messages, absolument tous. L’algorithme est philosophe, il a soif de dialogues qui côtoient les plus hautes sphères de l’intelligence humaine. Il aime le débat, la confrontation des idées: le parasol contre le coin d’ombre sous un arbre, la crème solaire pour chat versus le mouillage de sa truffe…
Inutile de dire que je revis. J’ai retrouvé ma famille.
Pourtant une question me taraude encore: ce soir, pour la cuisson des pâtes, je mets le sel quand l’eau bout ou juste avant?