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Marc Lolivier , Délégué général de la Fédération e-commerce et vente à distance (Fevad)
Comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle bouleversé l’e-commerce, à la fois du côté des consommateurs et du côté des entreprises du secteur ?
Le commerce en ligne se développe de façon structurée et régulière depuis vingt ans, et la crise sanitaire a accéléré le mouvement. Il y a eu une rupture. Les confinements successifs ont conduit à un transfert des habitudes de consommation, du magasin vers Internet. La courbe de progression était orientée vers le haut et, en 2020 et en 2021, elle est montée à la verticale. Internet a permis à des millions de personnes de continuer à consommer, se nourrir, s’instruire, s’équiper et se divertir. Les magasins et les commerces ont pu maintenir leur activité. Et derrière le commerce, c’est la production qui a pu se poursuivre. L’e-commerce a donc joué un rôle d’utilité sociale et d’amortisseur économique très important. Du côté des entreprises, il y a eu également une très forte accélération. Les enseignes n’ont pas découvert l’e-commerce avec la crise sanitaire, mais elles ont accéléré leur transformation en multipliant les investissements et en se développant plus rapidement sur la Toile, car c’était le seul moyen de continuer leur activité. Sans ce débouché, les conséquences auraient été dramatiques pour les magasins et les enseignes. Rappelez-vous, tout ce qui n’était pas «?essentiel?» était fermé. Les personnes qui voulaient consommer étaient obligées de passer par le Web. La croissance des ventes sur Internet des enseignes physiques, comme Leroy Merlin, Boulanger, Fnac Darty ou Ikea, a été quatre à cinq fois plus importante que la moyenne de l’e-commerce. Normal, puisque leurs magasins tournaient au ralenti lorsqu’ils n’étaient pas fermés pour cause de confinement. Même l’alimentaire a accéléré, car, au plus fort de la crise, les gens étaient parfois inquiets à l’idée de se rendre dans les magasins et ils ont commandé en ligne. Aujourd’hui, les clients retournent dans les magasins, il y a un phénomène de vases communicants. Les ventes en ligne, au deuxième trimestre 2022, sont aujourd’hui en recul par rapport à la période exceptionnelle de la Covid, mais elles sont en hausse de plus de 20?% en moyenne depuis 2019, soit avant la pandémie. Un palier a été franchi. Dans l’e-commerce, le cap des 100?milliards d’euros, pour les produits et services en France, a été dépassé. Mais en même temps, seulement 14?% du commerce de détail se fait sur Internet. Il y a donc encore une grande marge de progression. Ce secteur crée des emplois et va continuer à le faire.
Depuis la crise sanitaire, y a-t-il de nouveaux consommateurs ?
Des personnes qui ne consommaient pas sur Internet y sont venues, contraintes et forcées en raison de la crise sanitaire, notamment dans l’alimentaire. Plus de la moitié des nouveaux clients ont conservé leurs habitudes sur Internet et ils mixent les deux créneaux, en ligne et en s. Comme ils ont acheté sur la Toile et que cela s’est bien passé, ils y sont revenus. Une partie des clients, notamment parmi ceux qui n’achetaient pas sur Internet avant la crise, s’est tournée assez naturellement vers les enseignes de magasins où, avant, ils avaient l’habitude d’aller physiquement. Les taux de progression des ventes sur Internet ont atteint 200 % pour certains grands magasins généralistes, notamment pendant les périodes de confinement. Les consommateurs ont parfaitement intégré la dimension multicanale. On passe facilement de l’un à l’autre de manière naturelle. On va sur Internet pour se renseigner. Puis, on se rend en magasin où l’on n’est pas obligé d’acheter. On rentre chez soi, on réfléchit et on finit l’achat sur Internet. Il y a de plus en plus de click and collect, c’est-à-dire de personnes qui achètent sur le Web et se déplacent pour aller chercher le produit. Il existe aussi l’e-réservation. Par exemple, dans la mode, on réserve un vêtement et on va l’essayer en magasin. Plusieurs grandes enseignes de mode ont développé avec succès ce service. Lorsqu’on achète en magasin, il n’est plus rare que le vendeur vous propose de vous envoyer le ticket de caisse ou la facture sur votre adresse e-mail. Cela économise du papier, tout en facilitant la vie du client. Enfin, lorsqu’on passe chercher sa commande en magasin, on en profite aussi, souvent, pour acheter un produit supplémentaire. Les magasins l’ont bien compris. C’est la raison pour laquelle ils ont beaucoup investi ces derniers temps dans le click and collect, qui permet ainsi d’attirer la clientèle en magasin. Bref, avant, les deux mondes évoluaient en parallèle et on avait parfois tendance à les opposer. La crise sanitaire n’a fait que confirmer la complémentarité entre les canaux. Elle a consacré la notion de commerce unifié. Les Français souhaitent que leur magasin ait un site Internet. C’est désormais devenu le prolongement de la boutique physique. Internet a réinventé l’expérience d’achat en magasin. C’est un nouveau parcours client qui s’offre au consommateur. Ce dernier passe du magasin à Internet ou d’Internet au magasin, en allant bien sûr sur son smartphone au cours d’un même achat. C’est ce qu’on appelle le parcours client « sans couture ». Tout est désormais interconnecté pour faciliter la vie du client.
Les ventes par le smartphone ont-elles monté en puissance ?
Le téléphone portable est devenu incontournable. Le trafic sur le mobile sur les grands sites d’e-commerce est supérieur à celui sur l’ordinateur. C’est devenu un outil essentiel. Les consommateurs utilisent de plus en plus le smartphone pour leurs achats, y compris en magasin. C’est l’e-commerce rêvé. Il est ouvert 24 heures/24 et il est avec nous en permanence. C’est devenu le personal shopper préféré des consommateurs. On l’utilise dans la rue, pour savoir si le magasin est ouvert, et en boutique, pour comparer. On l’utilise aussi beaucoup chez soi, car il est plus facile d’utilisation que l’ordinateur, il est souvent connecté en permanence. Il y a eu également un fort développement des applications, et les améliorations en matière de paiement en ligne ont contribué à en démocratiser l’usage. Payer sur Internet n’est plus un frein à l’achat, mais, pour cela, il a fallu renforcer les mesures de sécurité, afin de rassurer les consommateurs et notamment parmi les plus seniors, qui hésitaient encore au moment de payer. Les e-commerçants et les banques ont su développer de nouveaux outils permettant de répondre à cette attente en matière de sécurité, tout en assurant une certaine fluidité dans l’acte d’achat sur Internet. D’abord, en introduisant la validation du paiement par un code SMS, et, depuis quelques mois, par l’application bancaire. Depuis trois ans, les chiffres de la fraude sont en baisse, selon la Banque de France, et le commerce en ligne continue de se développer. On va donc dans la bonne direction.
Les groupes de distribution ont-ils beaucoup investi dans l’e-commerce ?
Ils ont massivement investi. La crise de la Covid les a conduits à accélérer dans le marketing, les infrastructures logistiques et les recrutements de compétences dans le numérique. Je suis très confiant dans l’avenir de l’e-commerce. Quand une entreprise investit 300 à 400 millions d’euros dans un centre logistique, elle ne l’arrête pas du jour au lendemain. On est dans un phénomène de mutualisation. Plus on a de clients, plus on a de commandes, plus on peut investir dans la qualité de service et dans les innovations, qui sont très importantes dans ce secteur. Par exemple, l’intelligence artificielle aide beaucoup la logistique. Elle permet plus d’efficacité pour gérer les stocks et les livraisons. De même pour la robotisation des centres logistiques. En outre, il existe de nouvelles machines 3D, qui permettent des emballages sur mesure, afin d’économiser le plastique et le carton. Un autre point important est que ces nouveautés ont un impact positif sur l’environnement. Par exemple, l’emballage d’origine réalisé par le fabricant peut suffire, et cela évite de suremballer un produit peu fragile avec un emballage d’expédition. Cela permet aux entreprises de faire des économies en matières premières et en transport. Autre exemple d’innovation, la réalité augmentée permet de visionner en 3D des meubles chez soi ou des vêtements avant de les acheter. Vous faites un selfie et vous portez virtuellement le vêtement pour savoir s’il vous va bien avant de l’acheter.
Qu’en est-il du marché de la seconde main ?
C’est un vrai phénomène majeur dans la consommation, qui est aussi poussé par des sites Internet spécialisés. Cette offre de seconde main est en train d’être généralisée par tous les sites. Beaucoup de marques le font. Quatre-vingts pour cent des cybershoppers ont acheté ou vendu un produit sur Internet. C’est une tendance majeure, qui va bien au-delà d’une simple mode. Cela change le rapport à l’objet. Avant, on achetait pour posséder. Aujourd’hui, on achète pour l’usage. C’est un vrai changement dans le rapport à l’acte consumériste. On le voit avec la location. On est moins intéressé par le fait d’être propriétaire de l’objet que par le fait de pouvoir l’utiliser. Des grandes enseignes de la distribution, comme Decathlon, se sont lancées sur cette nouvelle offre. Le modèle économique de la location devrait inciter les fabricants à produire des objets qui durent le plus longtemps possible, notamment en renforçant leur réparabilité. Plus longtemps le produit sera en bon état de marche, plus on pourra le louer. En matière de RSE [responsabilité sociétale des entreprises], la fabrication et l’usage ont un très gros impact carbone. Donc, l’impact positif de la location sera élevé et structurant. Tous les secteurs se penchent sur la question. Cela touche aussi bien l’automobile que l’équipement de la personne ou de la maison, sans parler de la fameuse perceuse, dont on n’a pas besoin tous les jours ! C’est bon pour la planète.
Avec l’inflation galopante, l’e-commerce est-il avantageux ?
L’e-commerce touche 42 millions de Français. Ce sont les mêmes consommateurs que ceux qui vont en magasin. Les Français sont touchés dans leur pouvoir d’achat par l’inflation et ils sont donc de plus en plus souvent amenés à arbitrer entre leurs différents achats. L’e-commerce a cette caractéristique qu’il est soumis à une concurrence permanente et sans frontières. Avec Internet, vos concurrents en France et dans le monde sont toujours à portée de clic. Une étude a prouvé que le canal e-commerce est moins touché par l’inflation, car la comparabilité est plus forte. En outre, l’achat sur Internet est plus réfléchi. On gère mieux son panier. On visualise sa liste de courses et, d’un simple clic, on peut supprimer des produits. C’est plus facile que d’enlever, lorsqu’on est dans le magasin, un produit du chariot.
Quels sont les défis que les grandes entreprises doivent relever ?
Les grands généralistes sont pour beaucoup devenus des acteurs majeurs dans l’e-commerce. D’une manière générale, ils sont aujourd’hui confrontés à une double révolution : d’un côté, la transition numérique et, de l’autre, la transition environnementale. Une des grandes difficultés, c’est que ces deux transformations majeures, qui sont bien plus liées entre elles qu’on ne le pense, doivent être menées de front. Même si des synergies indéniables existent entre elles, cela suppose la mobilisation de ressources au sein des entreprises, beaucoup d’investissements et d’innovations. Cela justifie aussi le besoin d’une vraie politique publique d’accompagnement, car, au-delà de l’enjeu de compétitivité pour ces entreprises, c’est aussi l’avenir de notre économie qui est en jeu.
La France est-elle à la hauteur en termes d’innovations ?
Les Français sont très forts dans la retail tech. Nous sommes un des pays européens qui comptent le plus grand nombre de licornes, et une grande majorité d’entre elles sont en lien avec l’activité e-commerce et rayonnent dans le monde entier. Nous avons un excellent écosystème. Il vient nourrir avec sa créativité les grands groupes, qui avancent plus vite grâce aux start-up. Dans l’e-commerce, trois grands domaines coexistent : le marketing, le paiement et la logistique. Il y a beaucoup d’innovations dans ces trois domaines avec l’intelligence artificielle, qui permet d’optimiser la performance, la qualité de service ou encore la sécurisation des transactions. L’innovation est également très présente dans la RSE. Par exemple, dans la logistique, avec l’emballage consigné retourné par la poste. On reçoit son paquet, on conserve l’emballage, on le plie et on le renvoie par la boîte aux lettres. L’emballage peut ainsi être réutilisé des centaines de fois. Cette innovation a été lancée par deux start-up françaises. Plusieurs grands groupes ont décidé de proposer ce service à leurs clients. Idem pour la livraison chez ses voisins. Cette solution proposée par des start-up est également en train de se développer. Enfin, l’innovation peut aussi servir à accompagner les petits acteurs à l’international. C’est une dimension très importante d’Internet qui permet de se développer hors de ses frontières sans beaucoup investir. Internet offre aujourd’hui pas mal de solutions aux PME, par exemple avec la start-up Weglot, lauréate 2022 du concours Fevad/KPMG, qui permet de traduire instantanément et à moindre coût votre site dans toutes les langues. Une raison de plus pour se lancer à l’international.
Quels sont les avantages en matière de RSE ?
L’e-commerce présente un bilan carbone tout à fait intéressant. Dans une très large majorité des cas, les Français utilisent leur voiture pour faire les courses, sauf dans les centres des très grandes villes. Avec Internet, vous avez une camionnette qui fait sa tournée avec une centaine de produits pour plusieurs dizaines de personnes et elle va optimiser son parcours, ce qui fera économiser du carburant et du CO2 et optimisera le modèle économique de l’entreprise de transport. Or, selon nos études, on sait que 80 % des personnes livrées auraient pris leur voiture et parcouru plusieurs kilomètres pour se déplacer en magasin. L’e-commerce permet donc de mutualiser le transport. L’intelligence artificielle est également de plus en plus souvent utilisée pour livrer au bon moment et éviter de revenir une deuxième fois. L’e-commerce aide aussi à lutter contre la fracture territoriale, en permettant aux personnes résidant dans les zones rurales d’avoir accès à la même offre que celles habitant en plein centre de Paris. Cela représente un réel intérêt en matière de désenclavement et d’aménagement des territoires.
Et l’exploitation des data, n’est-ce pas un problème ?
C’est un vrai sujet. Les personnes demandent de la transparence vis-à-vis des données. Il faut être très vigilant. Les lois sont de plus en plus strictes à ce sujet, et les règles ont été renforcées. Les données, c’est le carburant de l’économie numérique. Le jour où les gens n’ont plus confiance, c’est la fin de l’économie numérique. Les entreprises doivent maintenir un lien de confiance avec leurs clients sur ce sujet. Il faudra continuer à essayer de réduire le besoin en données personnelles, y compris en anonymisant les données, lorsque cela est possible. Il existe une tendance à concevoir des algorithmes, qui limitent l’exploitation des données personnelles. C’est une piste intéressante sur laquelle les entreprises doivent continuer à travailler.
La Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad) a réfléchi à de nouvelles mesures à prendre dans l’e-commerce. Pouvez-vous nous en parler ?
Oui, ces mesures s’articulent autour de trois grands enjeux : la compétitivité, l’écoresponsabilité et l’inclusivité. La compétitivité de nos entreprises, d’abord. Nous avons un vrai savoir-faire en France dans le domaine de l’e-commerce. Le marché français s’est créé autour de pure players,des entreprises créées sur Internet, qui ont été les pionnières. Puis, sont arrivées des entreprises de la distribution physique. La compétence des Français dans l’e-commerce est reconnue à l’international dans un secteur pourtant très concurrentiel. Nous sommes aujourd’hui le deuxième marché en Europe, ex aequo avec l’Allemagne, derrière le Royaume-Uni, mais très loin devant nos autres voisins européens. Nous devons nous assurer que nos entreprises puissent rester compétitives, créer de la valeur et créer des emplois. Ensuite, il y a aussi un vrai sujet autour de la protection de l’environnement. L’e-commerce, comme toute activité économique, a un impact environnemental. Il est de la responsabilité des entreprises du secteur de faire le maximum pour essayer de réduire cet impact. C’est une demande des clients, des collaborateurs et, plus généralement, de la société. Cet effort de la part des entreprises doit être encouragé et accompagné par des mesures de soutien de la part des pouvoirs publics, par exemple dans le verdissement des flottes, la qualité environnementale des entrepôts ou encore la baisse de la TVA dans la seconde main, etc. Enfin, la numérisation du petit commerce reste aussi un enjeu majeur. Les grands groupes ont beaucoup investi dans la numérisation de leur offre pour répondre aux nouvelles attentes de leurs clientèles. Les petits commerçants, producteurs et artisans ne doivent pas être les oubliés de la révolution numérique. Ils doivent au contraire utiliser ces nouveaux outils comme levier de croissance et d’expansion de leur zone de chalandise. Là aussi, des mesures de soutien et d’accompagnement sont nécessaires. Beaucoup de PME ont franchi le pas à l’occasion de la crise sanitaire. Il faut donc encourager celles qui sont déjà engagées dans cette voie et inciter les autres à le faire. Il faut que nous parvenions à faire rimer proximité et modernité dans le commerce. Cela fait aussi partie des propositions que la Fevad a souhaité adresser aux pouvoirs publics.